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Pourquoi faut-il visiter Saint-Pétersbourg ?
Voyage littéraire dans la Venise du Nord

La Venise du Nord ? Non, non et non ! Venise est un dédale de ruelles tortueuses, Saint-Pétersbourg un damier d’avenues rectilignes. Venise se découvre peu à peu, au fil des promenades, Saint-Pétersbourg se donne d’emblée. La beauté de Venise est pittoresque, la beauté de Saint-Pétersbourg est métaphysique. Si je m’adosse à la colonne d’Alexandre et que je regarde la façade du palais d’Hiver, je me sens comme transporté en pleine éternité. Je contemple quelque chose qui a existé depuis toujours, de même que la Neva, avec sa puissante et sourde rumeur, si somptueusement évoquée par la musique de Tchaïkovski à l’avant-dernier tableau de La Dame de pique, me donne l’impression de jaillir du fond des temps et de rouler ses eaux noires avec une majesté invariable. Non que cette ville manque de ce qu’on appelle le charme. Rien de plus délicieux, par exemple, que les trois petites îles du delta, dans le nord de la ville, Kamenny, Elaguine et Krestovski, parsemées d’anciennes datchas à présent ruinées, où la haute société pétersbourgeoise émigrait pendant la belle saison, emportant ses meubles et ses pianos en longues processions que Théophile Gautier a décrites. On y rencontre un théâtre en bois, un très beau palais construit par Rossi, des terrains de sport, des parcs d’attraction, des pavillons au milieu de la forêt, des terrasses où l’on vient admirer le coucher de soleil sur le golfe de Finlande. La grande île Vassili, dont les rues droites débouchent sur le fleuve, cache des coins discrets et surprenants. Le long du rempart qui protège la forteresse Pierre-et-Paul, s’étend une agréable plage de sable fin, exposée en plein sud, et, à la pointe occidentale de l’îlot, est aménagé un petit square très peu fréquenté, malgré la présence de bancs installés au bord du fleuve, d’où l’œil embrasse le magnifique panorama qui va de la Strelka à l’Amirauté et au palais d’Hiver. En plein centre de Saint-Pétersbourg, qu’y a-t-il de plus poétique au monde que les méandres du canal Griboïedov, dans le quartier qu’affectionnait Dostoïevski, entre la place aux Foins, le cœur populaire de la ville, et la perspective Rimski-Korsakov ? Mon endroit préféré est ce point de la rue Sadovaïa où les deux canaux Griboïedov et Krioukov se croisent. Du pont qui les enjambe, on aperçoit au-dessus des arbres les bulbes dorés de Saint- Nicolas-des-Marins, et, au premier plan, le clocher bleu à étages posé comme un décor d’opéra au bord de l’eau. La place des Arts, généreusement arborée, offre un ensemble de bâtiments édifiés dans un style identique, avec une harmonie incomparable. Partout on s’arrête, on s’émerveille, on contemple.

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Saint-Pétersbourg est la seule métropole au monde à présenter une unité parfaite

Dans l’ensemble, cependant, c’est un charme qui reste, si je puis dire, sous haute surveillance. Une main de fer a mis de l’ordre dans ces rangées de maisons. Même si l’on ignore l’histoire de la ville, et avec quelle volonté despotique Pierre le Grand et ses successeurs ont présidé aux constructions, il est clair que rien n’a été laissé au hasard, que tout a répondu à une décision souveraine. Alors que toutes les autres capitales se sont développées au petit bonheur, de manière empirique, chacun étant libre de bâtir à sa guise, en sorte que le plus laid y côtoie le plus beau, à Rome comme à Paris, Saint-Pétersbourg est la seule métropole au monde à présenter une unité parfaite, une homogénéité sans faille, une compacité de théorème. C’est la pensée faite pierre - ou plutôt brique, puisque, par un paradoxe supplémentaire, ces édifices qui semblent faits d’une matière solide, immuable, ne sont que de la brique légère, peinte et repeinte tous les ans.

En Italie, pendant la Renaissance, les architectes, les peintres, les philosophes rêvaient d’une ville idéale, qui eût répondu au nombre d’or. Plusieurs tableaux nous montrent ce qu’ils entendaient par cette ville idéale : une suite de portiques et de colonnades alignés harmonieusement. Eh bien ! ce rêve, qui n’a jamais été réalisé en Italie, voici que je le trouve accompli à Saint- Pétersbourg. Il y a même une rue, la rue du Théâtre, qui mesure 220 mètres de long, 22 mètres de large, la hauteur des palais qui la bordent étant de 22 mètres. Victoire absolue de l’esprit, primauté de la règle intellectuelle sur le désordre, l’humeur, l’anarchie qui président partout ailleurs aux activités humaines. Rigueur excessive ? Froideur ? Peut-être. Mais toute la grande poésie, celle d’Homère comme celle de Pouchkine, celle de Racine comme celle de Baudelaire, n’est-elle pas faite de rythmes fixes et de rimes obligées ? N’est- ce pas justement des contraintes respectées jusqu’au bout, n’est-ce pas de l’obéissance à des lois rigoureuses que jaillit la suprême beauté ?

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre...
... Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris

Baudelaire intitule La Beauté ce poème où il proclame son évangile artistique. Pour reprendre une autre de ses formules, Saint-Pétersbourg est pour moi ce « sphinx incompris» dont j’interroge sans fin la transparente et pourtant énigmatique splendeur. Sévère et hautaine utopie, la ville déploie sous mes yeux captivés ses mystères impeccables.

La Palmyre du Nord

Parmi les innombrables ouvrages consacrés à la « Palmyre du Nord », se détachent ceux du photographe Ferrante Ferranti, Saint-Pétersbourg (Stock, 1996) et Saint-Pétersbourg (Editions du Chêne, 2002). Ce dernier est enrichi d’un texte d’Andreï Makine. Dès la photo de couverture, on est saisi par la lumière bleue qui flotte sur la Neva prise dans les glaces, devant les façades solennelles des palais. La ville atteint son maximum de beauté à deux moments de l’année : en février quand il fait moins 30 degrés, et en juin pendant les nuits blanches. Ferrante Ferranti s’est surpassé dans ces images où le ciel, l’eau et la pierre irradient d’une clarté surnaturelle. Quant à Andreï Makine, il ne s’était jamais exprimé directement sur son pays d’origine. Il explique ici la gêne et la réserve que tout Russe éprouve en arrivant dans la capitale de Pierre le Grand, qui a fondé l’empire Russe.

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Lui-même, nous dit-il, a d’abord été déçu par « la rectitude onirique» des rues et des avenues, par ces cathédrales qui exhibent « les côtes efflanquées » de colonnes et de pilastres, « là où nos bonnes vieilles églises exposent la blanche et lisse rotondité des murs nus », par « cette minutieuse éviction du hasard » dans une ville surconstruite.

S’il est revenu sur cette opinion, ce n’est pas après un nouveau voyage, mais en regardant les photos de Ferrante Ferranti, qui lui ont permis de comprendre « la vérité profonde de Saint-Pétersbourg : une cité dont l'existence matérielle est à chaque moment transcendée par le Beau et à laquelle le quotidien ne s'ajoute que par nécessité, comme les scories de la réalité s'agrippant à l’idéal ». Et c’est bien le sentiment qu’on garde de cet album, qui nous transporte en pleine métaphysique, dans les espaces déserts d’un mirage sans défaut.

Le mythe littéraire et musical de Saint-Pétersbourg

Peu de villes ont produit leur mythe littéraire avec autant de force que Saint-Pétersbourg. Aucune autre, peut-être, ni Paris, ni Londres, ni Rome, à cause des circonstances mêmes de sa création et de son développement. Les grandes capitales de l’Occident ont grandi de façon empirique. Seule Saint-Pétersbourg est née de la volonté d’un homme, Pierre le Grand. Il n’y avait que marécages et tourbières dans le delta de la Neva, lorsqu’il décida d’y implanter une ville. II posa la première pierre de la forteresse en 1703, et, dix ans après, les constructions étaient assez nombreuses, les rues assez longues et larges pour que le tsar érigeât en capitale de la Russie l’agglomération à peine surgie des brouillards et des glaces.

Une beauté architecturale unique voulue par Pierre le Grand

Cela n’avait pas été sans mal ni vies humaines sacrifiées. On évalue à quelque cent mille le nombre des ouvriers, serfs ou prisonniers de guerre, qui moururent en enfonçant dans la vase gelée les pilotis destinés à soutenir palais et maisons. Dès l’origine, Saint- Pétersbourg s’est présentée avec une double image : d’une part une façade somptueuse, un ensemble architectural d’une splendeur inégalée, une homogénéité entre les édifices jamais vue - mais d’autre part un arrière-monde de tragédie et de violence. Reine des cités par sa beauté unique, et en même temps grouillement de fantasmes maléfiques et de cauchemars, Saint- Pétersbourg a été d’emblée le lieu d’une intense contradiction.

Nul ne pouvait rester indifférent. Le mythe est né justement de cette nécessité de prendre parti, d’avoir confiance ou d’avoir peur, d’adorer ou de haïr. Pierre le Grand avait engagé lui-même la polémique, en faisant de la nouvelle capitale une arme de guerre contre Moscou.

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Certes, des arguments objectifs militaient pour la création de Saint-Pétersbourg : disposer d’un port de guerre et de commerce pris moins longtemps dans les glaces que les ports de la mer Blanche ; nouer des liens plus étroits avec l’Occident et procéder à des échanges de techniciens et d'ingénieurs ; ouvrir « une fenêtre sur l’Europe », selon la formule du voyageur italien Francesco Algarotti en 1739, que Pouchkine a attribuée indûment à Pierre le Grand lui-même. Cependant, la première intention du tsar, qui avait été outragé dans son enfance par les boyards moscovites et avait assisté impuissant aux sanglantes intrigues ourdies dans les couloirs du Kremlin, était d’abaisser l’ancienne capitale, de briser le pouvoir de l’Église orthodoxe, d’éradiquer les plus anciennes traditions russes, symbolisées par les bulbes dorés des coupoles et par les barbes majestueuses des popes, en un mot, de délivrer la nation des influences orientales. Aimer Saint-Pétersbourg, venir s’y installer, c’était opter non seulement pour l’Europe, mais pour la modernité ; continuer à préférer Moscou, c’était rester fidèle à Byzance et au passé. Plus ou moins consciemment, tous les Russes furent amenés à choisir.

Ou l’on se rangeait du côté de Pierre le Grand, dans le camp des occidentalistes ; ou l’on dénigrait son œuvre, en adoptant le point de vue des slavophiles. Le premier qui formula de sévères critiques contre le tsar fondateur, et du même coup contre la ville qu’il avait fondée, fut le grand historien Nikolaï Karamzine. Dans les années 1820, ce qui indique la permanence du courant contestataire, nullement apaisé au bout d’un siècle.

« Pierre ne voulut pas admettre que la puissance morale des États est produite par l'esprit populaire, et par conséquent il traita par un comportement méprisant les traditions qui avaient nourri cet esprit, de même que les antiques coutumes et les traits caractéristiques de son peuple. » Au lieu de transformer graduellement ces coutumes, par l’exemple et non par l’autorité, le tsar les bouleversa brutalement, usant de la torture contre les réfractaires et faisant procéder à des exécutions publiques, auxquelles il prêtait la main en personne. Si bien qu’« aux pauvres gens il ne pouvait pas ne pas sembler que Pierre leur ôtât, en même temps que leurs vieilles habitudes, jusqu'à leur patrie ».

La cité des plus grands écrivains russes

Paroles mémorables, qui reflétaient l’opinion des encyclopédistes français et en particulier de Montesquieu, et qui eurent, à leur tour, une forte influence sur tous les écrivains russes appelés à traiter de Saint-Pétersbourg.

Pouchkine

Le premier fut Pouchkine, dans un poème écrit en 1833, mais dont Nicolas Ier n’autorisa à publier que le Prologue. La suite ne parut qu’après la mort du poète, retouchée par un rimailleur à la solde du tsar. On ne saurait mieux indiquer que par cette censure, exercée contre une moitié du Cavalier de bronze, à quel point cette œuvre, double, traduit l’essence contradictoire de Saint-Pétersbourg.

Le Prologue est un hymne à la splendeur de la ville, aux rives de la Neva, aux quais de granit, aux grilles de fer forgé, aux palais, aux tours, aux monuments magnifiques, à tout ce décor incomparable et même à la magie des nuits blanches de juin, évoquée dans un passage parmi les plus inspirés. Nul doute que Pouchkine, ancien élève du lycée impérial de Tsarskoïe Selo et amoureux de la capitale, où il a situé une de ses plus célèbres nouvelles, La Dame de pique, a voulu répondre aux détracteurs de Pierre le Grand et de Saint- Pétersbourg. En premier lieu Karamzine ; mais aussi son ami le poète Adam Mickiewicz, auteur du Monument à Pierre le Grand, diatribe où le chantre des libertés polonaises accusait le tsar fondateur d’avoir été un tyran.

Dans la suite de son poème, cependant, dans la partie qui déplut à Nicolas Ier, Pouchkine dévoilait l’autre versant de la réalité pétersbourgeoise, l’aspect maléfique et pervers caché derrière la vitrine fastueuse. Sous forme d’un récit en vers, il raconte l’histoire d’un petit employé insignifiant, Eugène, fiancé à une jeune fille qui habite avec sa mère sur la rive à l’embouchure de la Neva. La crue de 1824, la plus meurtrière de toutes les crues du fleuve (on montre encore aujourd’hui, par des encoches pratiquées au coin de certaines rues, la cote maximale atteinte par les eaux), emporte la maisonnette des deux femmes qui disparaissent dans le désastre, englouties par les tourbillons. Fou de chagrin, Eugène passe, une nuit, près de la statue équestre de Pierre le Grand élevée par Falconet. Et le voilà qui murmure quelques menaces contre le tsar qu’il accuse d’avoir fondé une ville dans un lieu impropre à la vie humaine. Furibond, le cavalier de bronze descend de son socle et poursuit à travers les rues désertes le jeune homme terrifié, qui perd la raison pour de bon.

Non seulement ce poème est un des plus parfaits de son auteur et joue un rôle fondateur dans la poésie russe, mais, sous sa forme limpide, son contenu est si riche et mystérieux que ces quelques pages ont donné lieu à d’innombrables commentaires. Le grand slavisant italien Ettore Lo Gatto a consacré un chapitre de son essai magistral, Il Mito di Pietroburgo ', à examiner tous les sens possibles que des générations de glosateurs ont trouvés dans ces vers. La première difficulté était de comprendre pourquoi, après avoir célébré la beauté de la capitale et le génie de son créateur, Pouchkine avait mis en scène un conflit entre le tsar tout-puissant et le plus humble de ses sujets, montré l’écrasement du petit bureaucrate par le souverain implacable, et présenté celui-ci, en somme, sous un jour plutôt antipathique.

Pour le grand critique Bielinski, contemporain de Pouchkine et chef de file des occidentalistes, rien dans ce poème ne pouvait être considéré comme une critique à Pierre le Grand. Bielinski analyse cette œuvre comme un épisode de l’antagonisme inévitable entre la volonté collective, exprimée par le tsar, et la volonté individuelle, exprimée par Eugène. Comment l’homme d’État, responsable des destinées de son pays, pourrait-il s’intéresser à la vie privée de ses sujets ? Il est nécessaire que la personne humaine se plie aux lois de l’histoire - argument, comme on sait, qui sera repris au siècle suivant par les marxistes pour justifier le sacrifice des intérêts particuliers au Moloch étatique.

Pour Dimitri Merejkovski, slavophile, autre son de cloche. La dispute du tsar et du petit employé symboliserait l’affrontement du paganisme et du christianisme. Alors que Pierre le Grand incarne l’héroïsme triomphant et dominateur, Eugène représente le principe collectif, la voix des humbles, le point de vue des créatures tremblantes, prostrées devant le trône, étouffées par l’État, mais dont la protestation, si faible soit-elle, est le signe de leur invincibilité spirituelle

Il est entendu qu’Eugène, avec son amour étriqué, et son rêve de minuscule bonheur avec une jeune fille aussi obscure que lui, sera balayé et détruit, de même que les vagues de l’inondation emportent la maisonnette de cette lamentable compagne. Mais il garde le pouvoir de se révolter. « Que se passera-t-il si le ver de terre s 'insurge contre son dieu ? Se peut-il que les pitoyables menaces de l'insensé atteignent le cœur de bronze du géant et le forcent à tressaillir ? »

Merejkovski soutient, dans le très beau chapitre des Éternels compagnons de route consacré à Pouchkine, que jamais dans la littérature russe les deux principes universels, la toute-puissance païenne de l'État et la faiblesse du chrétien désarmé, ne se sont heurtés dans un choc aussi terrible. « Nous, les faibles, nous, les petits, les égala, nous marchons contre Toi, ô Grand, nous lutterons encore contre Toi et qui sait à qui reviendra la victoire ? Le défi est jeté et la sérénité de l'altière statue est rompue, car elle non plus ne sait pas qui sera le vainqueur. »

Le mérite de cette interprétation est de relier Le Cavalier de bronze à toute la suite de la littérature russe du xixc siècle, dont il constituerait, pour ainsi dire, le portique d’accès. Selon Merejkovski, Pouchkine a méconnu le vrai héros de cette histoire, qui n’est pas Pierre le Grand, mais son humble victime. Du moins tous les écrivains russes, non seulement les mystiques déclarés, comme Gogol, Dostoïevski ou Tolstoï, mais les occidentalistes convaincus, tels Tourgueniev ou Gontcharov, reprendront sous des formes diverses la figure d’Eugène pour en faire autant de prototypes de la véritable grandeur russe, dignes d’entrer dans l’illustre galerie des « humiliés et offensés ». Il y a de l’Eugène dans l’Akaki Akakievitch du Manteau de Gogol, comme il y a de l’Eugène dans les personnages faméliques et tourmentés des Nuits blanches et des Pauvres gens de Dostoïevski, race d’obscurs employés voués à une révolte impuissante.

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Et même, pourquoi se révolter? Les Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev, Gontcharov appelleront la Russie à faire un retour en arrière, « vers la douillette chambrette des hobereaux à l’ancienne mode, vers le sauvage ravin surplombant la Volga natale, vers le calme profond des nichées de gentilshommes, le sourire séraphique de l'Idiot, la béate inaction de Iasnaïa Poliana ».

L’inconvénient de cette interprétation, c’est qu’elle nous entraîne très loin de la pensée de Pouchkine. Il est beaucoup plus probable que le poète a voulu exprimer dans Le Cavalier de bronze les sentiments mélangés que lui inspirait Pierre le Grand : à la fois admiration pour son œuvre de bâtisseur, et réserve, voire blâme, contre son despotisme. Même si, à l’époque de ce poème, Pouchkine s’était éloigné de ses idéaux de jeunesse qui lui avaient dicté l’ode vibrante La Liberté, cri de rébellion contre la tyrannie de Paul Ier, même s’il avait mis de l’eau opportuniste dans son vin de déca- briste, il restait à celui qui s’était rapproché de Nicolas Ier assez d’indépendance et de lucidité pour demeurer un ferme champion des libertés individuelles.

Avant de composer ce poème, Pouchkine avait envisagé de rédiger une histoire de Pierre le Grand. Soutenu par Nicolas Ier, il commença à faire des recherches dans les archives nationales et dans la bibliothèque de Voltaire, que Catherine II avait acquise et logée dans l’Ermitage, mais le projet n’aboutit pas. Il reviendrait à un autre écrivain, à Merejkovski justement, de reprendre l’enquête pour en faire la matière d’un roman, Pierre et Alexis ou l’Antéchrist, publié en 1904 comme la troisième partie d’une trilogie consacrée au conflit du principe païen et du principe chrétien au cours des âges. Les deux premiers volets s’intitulent Julien l'Apostat et Léonard de Vinci. Avec les idées que nous connaissons maintenant à cet auteur, rien d’étonnant qu’il ait cherché à opposer, dans le volet russe de sa trilogie, d’ailleurs scrupuleusement documenté, au despotisme de Pierre le Grand la force silencieuse et têtue du peuple russe, opprimé mais irréductible.

Le portrait de Pierre le Grand

Le portrait de Pierre le Grand est en lui-même une réussite. Le tsar apparaît pleinement dans ses contradictions et ses excès, son mélange d’atavisme barbare et de hardiesses novatrices. On le voit, aux commandes de cet État presque illimité, préoccupé des moindres détails qui pourraient améliorer le fonctionnement de la gigantesque machine. Levé tôt, avant le chant du coq, il veille à tout. A la manière de fondre le suif et de préparer le cuir des chaussures. À l’éducation des enfants abandonnés. À l’organisation de la pêche à la baleine. A la compilation d’un lexique russe et d’un recueil de proverbes russes. Il pense à faire venir d’Allemagne des comédiens, à ouvrir une route fluviale vers l’Inde, à établir des relations avec le Dalaï Lama, à composer une prière pour les soldats. Il ne néglige ni le ramassage des balles de plomb après les tirs d’exercice, ni les procédés d’extraction du pétrole, ni la recette pour faire des tripes. Curiosité universelle, comme Léonard de Vinci, mais toujours tournée vers des buts pratiques. Et toujours accompagnée d’une activité manuelle. Le tsar manie la hache, le rabot, la scie, vérifie au magasin d’armement si le canon des mousquets est bien nettoyé, cargue la voile de ses navires.

Pour cet homme sans cesse sur la brèche, qui a débarrassé la Russie de son ennemi héréditaire, la Suède, et consolidé les frontières de l’empire, aucun sujet d’irritation n’est plus mortifiant que d’avoir un fils insensible à la grandeur d’une telle entreprise, ennemi des fatigues militaires, tourné vers le passé, rongé d’ineptes nostalgies pour les traditions moscovites. Alexis, de toute façon, ne fait pas le poids face à son père : c’est un garçon mou, débauché, ivrogne, mais il a derrière lui tous ceux que les réformes de Pierre le Grand mécontentent, le parti des prêtres et des femmes, qui le supplient de se mettre à leur tête pour abattre celui qu’ils appellent l’Antéchrist. Le roman repose sur le conflit du génie novateur et solitaire et du peuple russe ; et la peinture chorale des Vieux-Russes attachés à leurs croyances et à leurs coutumes n’est pas moins saisissante que le portrait en pied du héros.

Le chapitre intitulé « La Mort rouge » est un des plus impressionnants du livre : il évoque l’épopée des raskolniki, ces dissidents religieux qui, plutôt que de se rendre aux soldats du tsar, se faisaient brûler vifs dans les cabanes où ils s’étaient enfermés. On se croirait au xiic siècle, à l’époque des grands schismes et des autodafés. Et ces événements se déroulent au début du xvii siècle, époque qui correspond en France aux polissonneries de la Régence et des roués ! On mesure, à ce décalage historique, la modernité exceptionnelle de Pierre le Grand : il avait à sortir son pays des ténèbres et des fanatismes du Moyen Age. Saint-Pétersbourg fut le symbole de ce fantastique défi.

Un autre point culminant du livre est l’affrontement du père et du fils. Un choc grandiose, qui dépasse de loin la rivalité psychologique entre deux générations. Un drame d’une puissance plus shakespearienne que cornélienne, et d’une horreur non moins spectaculaire. Il ne faut jamais perdre de vue, quand on s’extasie devant la beauté de la ville et la majesté de ses portiques, le meurtre originel qui leur sert de soubassement. Pierre le Grand met Alexis à mort, non sans l’avoir soumis à d’atroces supplices. C’est seulement à ce prix de violence et de sang que la nouvelle Russie pouvait être enfantée. Ville mythique, Saint- Pétersbourg mérite ce titre à cause du crime fondateur sans lequel elle ne serait qu’un décor vide. Victime expiatoire sacrifiée aux intérêts de l’État, le jeune tsarévitch, personnage en lui-même falot, incarne la force d’inertie qui menaçait l’œuvre du tsar réformateur.

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Pour Alexis, comme pour ses partisans, la ville elle- même est perçue comme un agglomérat d’édifices sans beauté. Ils sont trop enfoncés dans leurs nostalgies et leurs regrets pour admirer l’élan constructeur des architectes pétroviens. « Les canaux, les avenues, les perspectives, les maisons sur pilotis dans le limon mouvant des marais et dressées en ligne conformément à l’oukase du tsar, les misérables maisons de torchis au milieu des bois et des terrains vagues, recouvertes à la finnoise de gazon et d'écorce de bouleau, les palais d’une architecture compliquée à la mode prussienne, les tristes magasins, dépôts et hangars de la garnison, les églises avec leur clocher hollandais et leur carillon, tout était plat, vulgaire, banal et en même temps semblable à un rêve. »

Or ces églises avec leur clocher hollandais, c’était la cathédrale Pierre-et-Paul de Domenico Trezzini, l’église de l’Annonciation à la laure Alexandre Nevski, de Trezzini également ; ces palais, c’était celui des Douze Collèges dans l’île Basile, et le palais d’Été de Pierre le Grand, toujours par le même architecte, ou le palais Menchikov, œuvre de l’Allemand Gottfried Schâdel : monuments terminés ou en voie d’achèvement en 1718. Ces canaux, ces rues, ces perspectives, c’était le résultat du plan régulateur établi par le Français Leblond et adopté en 1717, et qui faisait de la nouvelle capitale un modèle d’urbanisme moderne. À nous, que les splendeurs pétersbourgeoises subjuguent, aucune page ne donne mieux à comprendre la formidable résistance que Pierre le Grand eut à vaincre pour faire admettre, non seulement le bien-fondé de ses réformes politiques, mais même la légitimité d’une architecture autre que les maisons de bois et les bulbes de la tradition.

Saint-Pétersbourg et Alexandre Dumas

Avec Alexandre Dumas, le mythe prend un tour plus détendu et chaleureux, bien que l’arrière-fond tragique subsiste. Contrairement à son habitude, le romancier situa un livre dans un pays qu’il n’avait jamais visité. Est-ce pour cette raison qu’il prétend se contenter de recopier un récit qu’on lui a fait ? Le Maître d’armes date de 1840, et c’est du pur, du meilleur Dumas. On y suit les aventures d’un Français qui va chercher fortune en Russie en se servant de sa compétence à manier le sabre et l’épée. Époque : l’année 1825, au moment de ce qu’on a appelé le complot des décabristes, parce qu’il eut lieu en décembre. Profitant de la mort d’Alexandre Ier, un certain nombre de nobles et d’officiers, qui craignaient, en voyant monter sur le trône le grand-duc Nicolas, de devoir subir le joug d’un souverain trop absolutiste, tentèrent d’imposer à sa place son frère le grand-duc Constantin, connu pour ses idées plus libérales. Ils se massèrent place du Sénat, refusant de prêter serment à Nicolas. Celui-ci les fît canonner. La révolte fut étouffée dans le sang, la répression terrible. Cinq de ses chefs furent pendus dans la forteresse Pierre-et-Paul, cent vingt autres emprisonnés dans la citadelle de Schlüsselburg ou déportés en Sibérie.

Mais écoutons, par Alexandre Dumas, le sujet de son roman, tel qu’il l’a résumé, vingt-cinq ans plus tard, dans une page de son Voyage en Russie. « Une jeune Française, mademoiselle Pauline Xavier - ici, nous pouvons dire son nom : le malheur, l'exil et le mariage dans l’exil ont sanctifié leur union - mademoiselle Pauline Xavier vivait avec le comte Annenkov, un des exilés. Elle vendit tout ce qu'elle avait, réunit toutes ses ressources, et se trouva maîtresse d’une somme de deux mille roubles. Elle allait partir avec cette somme, lorsque cette somme lui fut volée. Il y avait alors à Saint-Pétersbourg un homme qu’on appelait Grisier. Vous le connaissez tous, chers lecteurs ; plusieurs de ceux qui liront ces lignes sont ses élèves. Cet homme avait été le professeur d’escrime du comte Annenkov. Il courut chez sa pauvre compatriote désolée. Il avait mille roubles. Il les jeta sur la table, gardant un rouble pour passer sa journée. Il retrouverait l'argent le lendemain. Tous ses élèves étaient riches. - D’ailleurs, Dieu ne laisse pas mourir de faim ceux qui se sont dépouillés par de pareilles actions. Mais l’empereur Nicolas avait su le dévouement de Pauline Xavier et le malheur qui lui était arrivé au moment où elle hésitait à accepter de Grisier un service qui le ruinait. Elle reçut trois mille roubles que lui envoyait l'empereur Nicolas. »

Et put ainsi rejoindre son amant en Sibérie. Grisier est le maître d’armes réel dont Dumas feint de publier le manuscrit. À cette page fait suite une note qu’il importe aussi de transcrire : « C’est sur cette charmante femme et sur son mari, le comte Annenkov, que j'ai fait mon roman historique Le Maître d’armes. Tous deux ont survécu à trente ans d'exil, et sont revenus en Russie. Qui sait ? Je les verrai peut-être. »

Le Maître d’armes n’avait pas plu à Nicolas Ier, par le trop de sympathie manifesté aux décabristes. Il interdit au romancier l’accès en Russie, où son nom était pourtant célèbre. Dumas ne put visiter l’empire des tsars qu’en 1858, sous Alexandre II. Ainsi s’explique la note. Le Voyage en Russie est un récit très vif et amusant, bourré d’anecdotes sur les différents tsars et la vie à la Cour impériale, presque muet sur le décor architectural de Saint-Pétersbourg. L’histoire de l’art russe n’a guère intéressé Dumas ; et, curieusement, la seule remarque d’ordre esthétique qu’il ait faite sur la capitale ne brille pas par l’intelligence.

« Tout cela est disposé d'une façon peu pittoresque, Saint-Pétersbourg étant bâti sur un terrain plat. Deux affreux bâtiments jaunes, ayant l'air de deux casernes, sont, avec deux coupoles peintes en vert, la première chose qui attire l'œil. Les deux coupoles vertes sont la coiffure des deux chapelles d'un cimetière. Les Russes affectionnent particulièrement la couleur verte pour la coupole de leurs églises et les toits de leurs maisons ; ce qui, dans l'un et l'autre cas, n'est pas heureux, le vert des coupoles se détachant sur le bleu du ciel, le vert des toits jurant avec le vert des arbres. »

S’il n’avait dépendu que des voyageurs français, le mythe esthétique de Saint-Pétersbourg aurait vite fait naufrage. On se souvient des pages où Astolphe de Custine, si perspicace dans l’analyse politique de La Russie en 1839, condamne le décor néo-classique de Saint-Pétersbourg, sous prétexte que transporter l’architecture de l’Antiquité en dehors d’un climat méditerranéen est une folie prétentieuse.

« Imiter ce qui est parfait, c ’est le gâter, on devrait copier strictement les modèles, ou inventer. Au surplus, la reproduction des monuments d'Athènes, si fidèle qu 'on la suppose, serait perdue dans une plaine fangeuse toujours menacée d'être submergée par une eau à peu près aussi haute que le sol. Ici, la nature demandait aux hommes tout le contraire de ce qu 'ils ont imaginé ; au lieu d'imiter les temples païens, il fallait des constructions aux formes hardies, aux lignes verticales pour percer les brumes d'un ciel polaire, et pour rompre la monotone surface des steppes humides et grises qui forment, à perte de vue et d'imagination, le territoire de Pétersbourg. Je commence à comprendre pourquoi les Russes nous engagent avec tant d'insistance à venir les voir pendant l'hiver : six pieds de neige cacheraient tout cela, tandis que l'été, on voit le pays. [...]

« Vous pouvez bien penser que la tristesse d'une telle contrée n'est guère égayée par les lignes de petites colonnes que les hommes ont cru devoir bâtir sur cette terre plate et nue. Pour socle à des péristyles grecs, il faudrait des monts : il n’y a ici nul accord entre les inventions de l’homme et les données de la nature, et ce manque d'harmonie me choque à chaque instant ; j'éprouve en me promenant dans cette ville le malaise qu'on ressent quand il faut causer avec une personne minaudière. Le portique, ornement aérien, est ici une gêne ajoutée à celle du climat ; en un mot, le goût des monuments sans goût est ce qui a présidé à la fondation et à l'agrandissement de Pétersbourg. Le contresens me paraît ce qu'il y a de plus caractéristique dans l'architecture de cette immense ville qui me fait l'effet d'une fabrique de mauvais style dans un parc ; mais le parc, c’est le tiers du monde, et l'architecte, c’est Pierre le Grand. »

Une telle sottise laisse pantois. Heureusement, pour sauver l’honneur de l’œil français, nous disposons du magnifique Voyage en Russie de Théophile Gautier (1867).

La comparaison du résumé du Maître d'armes et du roman lui-même est très instructive. Elle nous permet d’entrer dans le laboratoire de Dumas et pulvérise le préjugé selon lequel un roman du gros quarteron ne serait qu’un squelette hâtivement bourré de paille.

C’est un tableau complet de la vie à Saint- Pétersbourg qui est offert au lecteur. Aux descriptions de la ville, nullement négatives cette fois («Je ne puis dire combien de temps je restai ravi en extase devant ce double panorama... »), font suite des aperçus, curieux et amusants, sur les différentes classes sociales et leurs mœurs : cochers et ramoneurs, pompiers et garçons de bain. On assiste au supplice du knout, on s’enfonce dans les vapeurs d’un établissement thermal, on manque avoir le nez gelé. La grande crue de la Neva de 1824, celle-là même qui donna l’élan à Pouchkine pour Le Cavalier de bronze, est minutieusement et magnifiquement évoquée.

L’entrevue du maître d’armes avec le grand-duc Constantin, l’espèce d’audience en plein air qu’il extorque à l’empereur Alexandre Ier, la fête du jour de Lan au palais d'Hiver, la bénédiction des eaux sous la glace sont autant de morceaux de bravoure enlevés avec panache. Bien entendu, l’histoire récente russe fournit maint chapitre de violence et de sang. Dumas n’a manqué ni l’assassinat de Paul Ier, étranglé dans sa chambre par des familiers faisant partie de son entourage, ni l’agonie et la mort pathétique d’Alexandre Ier. Et, bien entendu, le récit du complot des décabristes, de l’insurrection devant l’Amirauté, de la contre-offensive par les troupes du tsar occupe une place de choix. Ainsi que le récit de la détention des mutinés à la forteresse Pierre-et-Paul, de l’exécution de cinq d’entre eux, du départ des autres pour l’exil.

Pauline Xavier s’appelle dans le roman Louise Dupuy, le nom de Xavier étant transféré à la marchande de modes chez laquelle la jeune Française travaille. Le comte Annenkov est devenu le comte Alexis Waninkoff. Celui-ci, conformément à la vérité historique, est envoyé sous bonne escorte en Sibérie. Dumas s’attache à nous décrire le voyage entrepris par le maître d’armes et Louise pour aller retrouver à Koslowo, au-delà de l’Irkoutsk de Michel Strogoff, et secourir dans sa détresse le déporté. Nous avons droit à une visite de Moscou, mais surtout à une passionnante relation de l’équipée des deux jeunes gens à travers les steppes de Russie et les montagnes de l’Oural.

En compagnie de rouliers dont le convoi de charrettes puis de traîneaux affronte les rigueurs de l’hiver et les dangers de la solitude, ils manquent dix fois périr au cœur des étendues gelées. J’ai cité Jules Verne, mais c’est aussi Jack London ou James Oliver Curwood qu’évoquent les extraordinaires chapitres consacrés à la mort du jeune garçon parti dans la forêt, dont les membres se sont transformés en glace, à la chasse à l’ours dans l’Oural, aux bivouacs nocturnes dans la montagne enneigée, au combat désespéré mené contre les loups.

Il y a là les éléments d’un grand roman d’aventures géographique, ce qui est à peu près unique chez Dumas, intéressé presque exclusivement par l’histoire. Force d’un paysage illimité. Dans le mythe littéraire russe, l’espace compte non moins que le temps.

Avec Gogol et Dostoïevski, nous entrons dans le massif central du roman russe.

Textes illustres, qui se passeraient aisément de commentaires. Et qui, loin d’exalter la beauté architecturale de Saint-Pétersbourg, s’en prennent à l’aspect maléfique de la ville. Pour Gogol, arrivé de son Ukraine natale à vingt-deux ans, la capitale de la Russie apparut à la fois comme une aberration et comme un cauchemar. L’aberration, il l’a relevée dans ses étranges Notes sur Saint-Pétersbourg, catalogue humoristique de toutes les absurdités qui prospèrent au bord de la Neva. Le cauchemar, il en a fait la matière de ses cinq nouvelles situées à Saint- Pétersbourg, jamais décrite pour ses monuments, mais comme un désert humain où chacun est réduit à l’état de fantoche ou d’automate.

Le Paris de Balzac ou le Londres de Dickens, malgré les inévitables horreurs qui pullulent dans les bas-fonds d’une métropole, rayonnent d’une vie chaleureuse en comparaison de cette cité maudite, tombeau des illusions et marâtre infernale. Même la perspective Nevski, la glorieuse avenue de la capitale, en dépit du va-et- vient incessant de la foule le long de ses interminables trottoirs, se révèle, dans la nouvelle homonyme, comme un lieu de fraude et de mensonge. Le jeune Piskariov découvre derrière la femme poétique qu’il croyait courtiser une putain grossière. Non moins cruelle déception pour le lieutenant Pirogov, victime d’une mésaventure inverse : il tombe sur une épouse fidèle là où il était sûr de ne trouver qu’une partenaire complaisante.

« Fuyez, pour Dieu, fuyez au loin le réverbère ! Et vite, aussi vite que vous pouvez, passez au large. Heureux encore si vous vous en tirez avec une coulée de son huile puante sur votre élégant manteau. Mais outre le réverbère tout respire l’imposture. Elle ment à longueur de temps, cette Perspective Nevski, mais surtout lorsque la nuit s’étale sur elle en masse compacte et accuse la blancheur ou le jaune pâle des façades, quand toute la ville devient éclair et tonnerre, quand des myriades d’attelages débouchent des ponts, quand les postillons hurlent sur leurs chevaux lancés au galop, quand le démon lui-même allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu'elles ne sont. »

Du Manteau, on a pu dire que toute la littérature moderne en sortait. Akaki Akakievitch, humble copiste dans un ministère, souffre-douleur de ses collègues, c’est l’Eugène de Pouchkine développé en personnage de fiction. Intrusion de l’homme moyen, de l’homme sans qualités, dans le paysage romanesque. Au-delà des frontières de la Russie, il proliférera partout où les citoyens se trouveront écrasés sous le pouvoir, dans l’Amérique de Charlie Chaplin comme dans la Prague de Franz Kafka, pantin désarticulé aussi pitoyable que grotesque.

Le Manteau a donné lieu à autant d’interprétations, diverses et fantaisistes, que Le Cavalier de bronze : de Bielinski, qui a salué l’humanisme de Gogol tout en regrettant que le pauvre employé ne soit pas une victime plus sympathique, à Dostoïevski, qui s’indigne de voir évoqué avec tant de hargne et si peu de compassion un martyr aussi désarmé de la société. L’excellent russi- sant Georges Nivat a passé en revue les innombrables points de vue sur cette nouvelle, qui vont de l’approbation donnée par les marxistes à un échantillon aussi exemplaire de « réalisme critique », aux décryptages freudiens fondés sur l’association de la pelisse et du désir sexuel refoulé1.

Ce qui nous importe ici, c’est de souligner avec quelle méfiance, quelle hostilité Gogol évoque le décor physique de la capitale : voies solitaires, bordées de palissades, « si maussades même en plein jour, et que le soir rend d'autant plus lugubres, d'autant plus désolées » ; places vides, semblables « à un horrible désert », et qui se transforment après minuit en coupe- gorge. Pas de salut dans cet espace qui, si grand et si vaste qu’il paraisse, se resserre autour de l’individu isolé pour le broyer et le détruire.

Le vol du beau manteau neuf d’Akaki Akakievitch ne symbolise-t-il pas - risquons à notre tour notre hypothèse - l’expulsion du paradis ? Renoncer à toute possibilité d’épanouissement et de bonheur, tel est le sort qui échoit aux habitants de cette ville trompeuse, quand il ne leur arrive pas encore pire, comme de perdre un bout de leur figure {Le Nez) ou d’égarer leur raison {Le Journal d’un fou).

eau

Le symbole littéraire de Saint-Pétersbourg : Dostoïevski

Dostoïevski lui non plus n’est pas tendre pour la capitale des tsars. C’est dans le Journal d'un écrivain, au chapitre Petits tableaux, qu’il formule le plus nettement son opinion sur la ville. Une opinion très négative, qui surprend par sa virulence. « De la poussière et de la chaleur. » Comme on repeint chaque année, ou presque, les façades à neuf, parce que l’interminable hiver a mis à mal le badigeon plaqué sur les briques (il n’y a ni pierres de taille ni marbre à Saint-Pétersbourg), de cette nécessité concrète Dostoïevski fait un défaut moral. Pour lui, si l’on restaure avec ce soin, c’est « pour le chiqué, pour donner du caractère ». L’architecture de Saint-Pétersbourg exprime « toute l’absence de caractère et de personnalité de cette ville ». Il ne trouve « caractéristiques » que les bicoques de bois vermoulu qui subsistent entre les édifices colossaux. Les palais eux-mêmes reflètent « ce caractère négatif de l’ère pétersbourgeois, d’un bout à l’autre ». Pourquoi ? Parce qu’en eux se mêlent tous les styles, toutes les époques, toutes les modes, et qu’ils résultent d’emprunts maladroits aux modèles étrangers. La « piteuse copie du style romain » alterne avec le pastiche Renaissance, la pompe Napoléon Ier avec le goût des palazzi italiens. Dostoïevski distingue même dans l’architecture des grands hôtels modernes de l’« américanisme » et fustige, dans les immeubles de rapport récents, cette « sorte de capharnaum qui répond tout à fait à notre chaotique époque2 ».

Certes, on n’attendait pas de Dostoïevski le jugement d’un esthète. On reste pourtant confondu de cette incompréhension et de cette hargne qui dépassent de loin les réserves formulées par Custine. Rien de plus injuste que de reprocher à Saint-Pétersbourg d’être un kaléidoscope de réminiscences bâtardes. Les différents styles, hollandais, baroque, néo-classique, s’y sont au contraire succédé avec une pureté exemplaire, sans que le passage d’un style à l’autre ait nui à la merveilleuse unité de l’ensemble. Il faut chercher dans la biographie d’une part, d’autre part dans les convictions de l’écrivain, les motifs d’un ressentiment si inique.

La biographie : né à Moscou, il fut conduit à Saint- Pétersbourg, quand il avait seize ans, par son père, pour préparer l’Ecole des ingénieurs où il entra l’année suivante, en 1838. Séjour marqué par l’assassinat de son père, victime de ses serfs qu’il avait maltraités, et par sa première crise d’épilepsie. Au sortir de l’école, démission de la carrière militaire, vie besogneuse de plumitif et avalanche de dettes. En 1849, pour avoir fréquenté un cercle de libéraux, il fut arrêté, enfermé dans un cachot de la forteresse Pierre-et-Paul, condamné à mort, amené sur le lieu de l’exécution, coiffé de la cagoule noire, mis en joue et gracié à la dernière seconde, sa peine ayant été commuée en déportation dans un bagne de Sibérie.

Les convictions : la capitale des tsars, concentration de dignitaires et d’uniformes chamarrés, ne pouvait que déplaire à celui qui se sentait du côté des « pauvres gens » et des « humiliés et offensés », deux parmi les titres de ses premiers romans. Ne jugeait-il pas l’or qui brille sur la coupole de la cathédrale Saint-Isaac offensant pour les quartiers populaires avoisinants ? En outre, c’était un slavophile convaincu, qui ne pardonnait pas à Pierre le Grand d’avoir fait appel à des architectes étrangers - décision rendue nécessaire par le fait que les Russes, à cette époque, ne savaient manier que la hache et construisaient leurs maisons en bois.

Dostoïevski a situé deux de ses plus grands romans à Saint-Pétersbourg : L'Idiot, où la ville ne sert que de cadre extérieur, et Crime et Châtiment, dont elle est, pour ainsi dire, un des personnages. Non pas la Saint- Pétersbourg des quartiers chic, des palais, des monuments célèbres, mais celle qui grouille dans les cours populeuses et se blottit dans les mansardes à bas loyer.

Encore aujourd’hui, si l’on veut, on peut, le livre à la main, suivre l’itinéraire de Raskolnikov, de son galetas au troisième étage à la loge de la concierge où il vole la hache, de son domicile à celui de l’usurière, de la pierre où il cache les bijoux volés au commissariat de police où il commence à se trahir. L’envers crapuleux et sordide de la cité impériale palpite intensément à travers ces pages plongées dans une atmosphère étouffante. Aucun rayon de lumière ne pénètre dans cet univers glauque et suffocant, à croire qu’il n’y a ni larges avenues, ni quais de la Neva. Une seule fois, Raskolnikov semble se souvenir qu’il habite la ville la plus spacieuse et la plus aérée du monde : quand, revenant de l’île Vassili, il contemple, du milieu du pont Nicolas, l’admirable panorama du palais d’Hiver, de l’Amirauté et du Sénat. Partout ailleurs, ce n’est que ténèbres et oppression.

Pourtant, à vingt-six ans, Dostoïevski avait publié un récit plus court, moins touffu, devenu moins célèbre, mais d’une force et d’un charme intacts depuis cent cinquante ans. Les Nuits blanches, une longue nouvelle plutôt, qui nous livre une autre clef de sa méfiance et de son hostilité envers Saint-Pétersbourg. Nous y trouvons un motif, non plus simplement autobiographique, de dénigrer cette ville, mais poétique.

Les nuits blanches représentent un phénomène climatique bien connu : pendant tout le mois de juin, le soleil ne s’est pas plutôt abaissé sur l’horizon qu’il se relève, au même endroit, la lueur du crépuscule se confondant avec la rougeur de l’aurore, et la nuit se réduisant à un léger et passager obscurcissement. Nuits magiques, illusion d’une lumière perpétuelle, et c’est précisément cette époque que choisit le narrateur pour tomber amoureux d’une inconnue et nouer une idylle qui s’évapore aussi vite qu’elle a pris consistance, le laissant désemparé et meurtri.

Tout ce qui arrive au cours de ces nuits ensorcelées est empreint d’une fascination irrésistible, mais bien sot et crédule qui se fierait à ce mirage et en attendrait la réalisation de ses désirs. Le réveil d’une nuit blanche ne peut être qu’une déception, autant que cette clarté nocturne était une imposture. Tel est le thème de ce récit, à la fois sentimental et romantique, et qui, au-delà de la trahison de Nastenka, met la ville elle-même en accusation.

C’est elle la principale responsable de ce jeu de faux- semblants et de mensonges. Avec ses nuits qui ne sont ni chair ni poisson, ce brouillage du découpage horaire qui perturbe les sentiments, cette confusion de l’ombre et de la clarté qui jette le cœur dans une folie provisoire dont il ne guérit pas sans garder une profonde cicatrice. Quelque vingt ans plus tard, Crime et Châtiment tirerait la conclusion du procès : tout ce qui est clair et lumineux dans cette ville n’est que fausseté et duperie, la seule réalité est un labyrinthe ténébreux, enfer et damnation de ceux qu’il tient captifs.

La mansarde de Raskolnikov se trouvait au 19 de la rue Grajdanskaïa. En prenant l’escalier dans le coin à droite de la cour, on monte au deuxième étage, où logeaient la propriétaire de la mansarde et la domestique Nastasia. Du palier du deuxième, quatorze marches portent jusqu’au grenier. Des graffitis, renouvelés périodiquement, encore aujourd’hui, couvrent les murs de ce court escalier. « Rodia, n’aie pas peur, c’est moi. » « Rodia, tu n’as pas oublié la hache ? » « Rodia, je sais où habite une autre vieille femme. » Inscriptions qui attestent la vitalité du mythe et la sympathie que continue à susciter le geste meurtrier de l’étudiant, perçu comme une vengeance contre la ville aristocratique et riche. Au 17 de la rue Kaznatcheskaïa, parallèle à la rue de Raskolnikov, habitait Dostoïevski lui-même, dans une maison d’angle, selon son habitude, le croisement de deux rues étant pour lui un mystique symbole de la croix. C’est là qu’il écrivit son roman.

La face sombre de la ville, Leningrad

Dès 1843, le poète et journaliste Nikolaï Nekrassov avait dénoncé, dans sa Physiologie de Saint- Pétersbourg, l’envers pauvre, humide, insalubre de la ville si brillante en apparence, les sous-sols sans lumière, les galetas glacés, repaires de la misère et du crime.

Même son de cloche chez Tourgueniev, dans sa nouvelle Apparitions, publiée en 1864, deux ans avant Crime et Châtiment : « Ainsi c’était Pétersbourg ! Oui, c ’était lui. Ces rues vides, larges, grises ; ces maisons d'un blanc gris, d’un gris jaune, d’un lilas gris, au plâtre écaillé, avec leurs fenêtres enfoncées dans les murs, leurs enseignes criardes... et leurs méchantes petites boutiques de légumes ; le bonnet d'or de Saint- Isaac ; l’inutile Bourse bariolée,... cette odeur de poussière, de chou, de natte et d'écurie,... oui, c’est elle, notre Palmyre du Nord. » (Trad. Edith Scherrer.)

La vision d’Andreï Biely, dans son grand roman onirique Pétersbourg, écrit en 1913, renchérit encore sur le pessimisme de ses devanciers. Quoique Moscovite, l’auteur a choisi la capitale comme réceptacle de ses cauchemars. Il y voit des «avenues d’épouvante», semble hypnotisé par « / 'eau trouble de la Neva, infectée de bacilles » et, comme l’a bien observé Georges Nivat, choisit la couleur jaune pour symboliser le caractère démoniaque de la ville.

Ce tableau de la Russie prérévolutionnaire est une amplification de tous les thèmes traités par les grands classiques russes. Biely emprunte à Gogol le thème de la folie, à Pouchkine celui de la révolte impuissante, à Dostoïevski celui du crime. Brouillard et névrose, comme dans Le Manteau, lèpre et pourriture, comme dans Crime et Châtiment, et, pour accompagnement musical de cette parabole funèbre, on entend le galop nocturne du Cavalier de bronze. Le génie visionnaire et sarcastique de Biely fuse en images cruelles. Par exemple, il compare la foule sur la perspective Nevski à la masse visqueuse d’une myriade de grains de caviar tartinés sur le trottoir.

Au début du xxème siècle, le mythe négatif de Saint-Pétersbourg semblait donc l’avoir emporté. Joseph Kessel, dans un roman de jeunesse consacré à l’assassinat de Raspoutine, Les Rois aveugles, décrivait encore la ville comme « une pieuvre rigide », qui enserre dans ses méandres gelés les hommes impuissants à se dégager de ce « songe malsain ». Toujours le même parti pris : « Dans ce brouillard, dans ces palais aux dormantes colonnes, dans ces perspectives lunaires et cette neige jaune se distille un philtre lourd. Le cauchemar le plus trouble l'est moins que ce dangereux décor. Tout y vacille : la volonté, les hommes, ta vie. »

Puis vinrent la Révolution, le changement de nom, Leningrad, les persécutions, l’horreur. Les écrivains russes revinrent sur leurs préventions et exprimèrent leur attachement à l’ancienne capitale. Tel Alexandre Blok :

La nuit, lorsque l'agitation s'est apaisée. Et que la ville s'est enfoncée dans la brume, O combien de musique n ’y a-t-il pas aux deux Et quel concert sur la terre !

Tel Ossip Mandelstam, qui dans son poème Leningrad invoque affectueusement « Pétersbourg » : « Je suis revenu dans ma ville familière jusqu aux sanglots. »

Quant aux exilés, ils emportèrent une image flatteuse de la ville, et, par la nostalgie, renversèrent le mythe négatif en mythe positif. Vladimir Nabokov, arraché à dix-huit ans à son lieu natal, en a chanté, bien plus tard, « les matins exaltants ». Joseph Brodski, exilé politique, célébra le bonheur de la promenade à pied dans les rues, « parce que marcher sous ce ciel, le long des quais de granit brun de l'immense fleuve gris, est en soi un prolongement de l'existence et une école où apprendre à voir loin ». Nina Berberova, qui avait rejoint en 1922 les rangs de l’émigration, revoyait avec passion, d’Amérique ou de France, dans « cette ville la plus préméditée du monde », l’image même du paradis perdu.

C’est un peu l’impression que gardait de sa visite en 1925 Paul Morand, dont la nouvelle Le Musée Rogatkine contient cette évocation mi-poétique, mi-ironique : «Sous l’influence d'un vent baltique, il dégelait... Le sol se liquéfiait, et la débâcle ajoutait encore à l'immense abandon de cette ville, peut-être la plus belle d'Europe... Partout,... ces alignements de palais Empire, vert amande, “ornés, disait Stendhal, avec une volupté charmante’’, ces temples jaunes d’or, Parthénons polaires relevés de stucs pâles dans le goût glacé de Thorxvaldsen, ces hautes architectures de style Elisabeth Petrovna, rocailles italiennes de cérémonie, ces chancelleries couleur sang de bœuf se rendant les honneurs, ces académies catheriniennes framboise, les grâces pétrifiées de Bernins suédois aux badigeons rosés... »

Le siège de Leningrad, entre 1941 et 1944, réactiva du côté russe et embellit le mythe, qui prit une couleur tragique et héroïque, dans les poèmes, les journaux, les romans qu’inspirèrent les neuf cents jours de blocus. La Septième Symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad », dont la première pétersbourgeoise eut lieu le 9 août 1942, dans la grande salle de la Philharmonie, le jour même où Hitler avait annoncé qu’il fêterait la victoire des années allemandes en festoyant à l’hôtel Astoria, en face de la cathédrale Saint-Isaac, a été l’expression la plus haute et la manifestation la plus éclatante de la foi retrouvée dans la ville maudite par les écrivains du siècle précédent.

Tous les voyageurs d’après-guerre ne furent pourtant pas convaincus. La misère économique, le délabrement de la voirie, la décrépitude des édifices, la grisaille de la vie quotidienne figèrent à nouveau Saint-Pétersbourg dans une image négative. Marguerite Yourcenar, ainsi, fut déçue par « les rues trop vastes et trop vides et qui ont dû toujours l'être ». « Sentiment accablant d'une interminable ville façade, soutenue par les ossements des serfs employés par Pierre et qui moururent par milliers dans ces marécages, surimposant ci la grise plaine ingrienne et aux immémoriales eaux grises son décor européen et rococo, avec la pointe d’or de l’Amirauté luisant dans la brume comme le mât d’une tente tartare. » (lettre à Lidia Storoni Mazzolani, Noël 1962.) Notons que rien n’est plus impropre que de parler de « rococo » pour cette ville.

Au cimetière Notre-Dame de Tikhvine, devant la laure Saint-Alexandre-Nevski, sont regroupées les tombes des grands compositeurs du xixe siècle, de Glinka à Anton Rubinstein, en passant par les Cinq au complet. Un peu à l’écart, le seul à qui est dédié un monument complet (mais très laid) au lieu de la stèle, de la croix ou de la colonne dont se contentent les autres, est Tchaïkovski. Ses deux opéras les plus célèbres ont pour cadre Saint-Pétersbourg, mais pour en exalter les maléfices, à l’instar des écrivains. Eugène Onéguine retrouve Tatiana lors d’un grand bal de cour : celle qu’il aime, ou qu’il croit aimer, est désormais prisonnière du faste et du luxe qui l’éloignent à jamais de lui. La Dame de pique est imprégnée d’un pessimisme encore plus noir. Hermann se poignarde après avoir perdu aux cartes, Lisa se jette dans la Neva. Le prélude de la scène de son suicide est une des plus fortes pages symphoniques de Tchaïkovski : on croit entendre le cours puissant, sinistre de l’immense fleuve. Dès le premier tableau, qui se déroule dans le jardin du palais d’Été, au milieu des enfants et des gouvernantes, parmi les jeux et les bavardages, l’orage qui éclate soudain démasque l’illusion de ce décor idyllique et annonce l’imminence de la tragédie.

La mort de Tchaïkovski représente l’incarnation suprême du mythe. Le compositeur était venu de Moscou diriger la première de la Symphonie pathétique, dans la salle de la Philharmonie, décidément un des lieux les plus symboliques de Saint-Pétersbourg. Peu de temps après il mourait, du choléra selon une pieuse légende entretenue aussi bien par la famille que par les autorités impériales et plus tard par les communistes, en réalité à la suite d’un procès pour mœurs où il lui fut ordonné de se tuer. Suicide d’Etat. De l’Etat despotique qui écrase l’individu. Tchaïkovski, le plus grand homme de Russie, n’a pas plus compté, aux yeux d’Alexandre III, que l’Eugène de Pouchkine aux yeux de Pierre le Grand. Le rebelle (aux lois, aux mœurs) doit être impitoyablement puni, dans ce décor impassible de colonnades magnifiques et de palais somptueux.

C’est la perfection même de cette ville, l’élégance de ses avenues et de ses monuments, qui sont tenues pour responsables des malheurs de ses habitants. De même que Nastasia, l’héroïne de L'Idiot, est trop belle pour ne pas causer la tragédie autour d’elle, la perfection de Saint-Pétersbourg, dans l’imaginaire de ceux qu’elle intimide ou écrase, est promesse de désastre et de ruine.

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1 « Une ville de liège : la Pétersbourg de Gogol », préface au Journal d'un fou, Gallimard/Folio, 1979.
2 Publié dans Le Citoyen, 1873.

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